Se réconcilier avec la Russie

Plus d’un an après son déclenchement, la crise ukrainienne semble dans l’impasse et ne produit que des perdants. L’Ukraine, en premier lieu. Amputée de la Crimée et d’une partie de ses provinces orientales, elle paie très cher les contrecoups de Maïdan. Son économie s’effondre, malgré l’aide occidentale, tandis que le climat politique se radicalise à Kiev, ce dont témoignent les récentes lois “mémorielles” ou le sort, parfois tragique, d’anciens responsables politiques ou d’experts n’étant pas dans la ligne du nouveau pouvoir. L’intégration à l’Union européenne et à l’OTAN sont des perspectives plus éloignées que jamais. Autre perdante -la Russie. Si son économie n’est pas “en lambeaux”, comme l’a imprudemment affirmé Barack Obama à l’automne dernier, et si elle n’est pas isolée sur la scène internationale, sa situation n’est guère brillante. Le Kremlin gère à vue, sans stratégie, et encourage une lame de fond conservatrice qui va clairement à l’encontre de la modernisation du pays. Déjà très dégradées, les perceptions de la Russie en Occident sont au plus bas depuis des décennies. La troisième victime de la crise ukrainienne est l’Union européenne. Après avoir suscité des attentes démesurées en lançant, en 2009, le Partenariat oriental -que Suédois, Polonais, Baltes et nombres de fonctionnaires bruxellois ont présenté à leurs interlocuteurs comme la première étape d’un nouvel élargissement à l’Est- elle bat piteusement en retraite, sans l’assumer, comme on a pu le constater lors du récent sommet de Riga. Le prix politique de cette inconséquence sera lourd. Déjà monte un sentiment de “lâchage” à Kiev, tandis que le Kremlin y voit le signe avant-coureur de sa victoire géopolitique. L’Union européenne perd également beaucoup économiquement. Sanctions occidentales et contre-mesures russes favorisent la mise en place de nouvelles coopérations, le plus souvent au profit des BRICS ou de pays comme la Turquie ou la Corée du Sud. Les causes de ce grand malentendu pan-européen sont nombreuses. Les historiens considèreront sans doute avec étonnement et sévérité les occasions manquées de réunifier le continent au début des années 1990, après le 11 septembre 2001 ou lors de la présidence Medvedev en 2009-2010. En Europe de l’Ouest, y compris en France, les élites se sont désintéressées de la Russie. Celle-ci était généralement perçue comme une puissance résiduelle, d’abord menaçante par sa faiblesse puis par des ambitions jugées déplacées, étrange car en apparence européenne mais refusant de plus en plus ouvertement les pratiques et les règles du jeu occidentales. La couverture, souvent sensationnaliste, par de nombreux médias occidentaux a durablement façonné l’opinion publique, la perte de mémoire historique et stratégique chez beaucoup de hauts fonctionnaires et de dirigeants politiques faisant le reste. La Russie -et Vladimir Poutine en particulier – porte également une lourde responsabilité dans ce que certains observateurs qualifient- un peu hâtivement, espérons-le – de schisme russo-occidental. Les critiques de Moscou sur les doubles standards, l’incohérence occidentale au Moyen-Orient ou la renaissance des courants d’extrême-droite en Europe orientale seraient plus audibles si le Kremlin était irréprochable. Certains diront, à juste titre, que ce n’est pas la première crise majeure entre la Russie et le reste de l’Europe. Aux périodes de confrontation ont toujours succédé des phases de rapprochement plus ou moins durable. Compter sur ce seul effet de balancier pourrait cependant être hasardeux. La crise ukrainienne intervient en effet à un moment géopolitique très particulier, celui du basculement du centre de gravité du monde vers l’Asie-Pacifique. Les observateurs attentifs de la scène moscovite relèvent par ailleurs des mouvements tectoniques, avant tout dans les esprits : pour beaucoup de Russes, l’Europe de l’Ouest cesse d’être le référent central, que ce soit en termes de développement économique, d’évolutions sociétales ou de comportement international. Face à cette réalité, deux attitudes s’esquissent. La première est de se contenter des fractures actuelles en considérant que la vraie frontière de l’Europe est entre l’Ukraine et la Russie. Cette vision, solidement ancrée dans la pensée politique européenne depuis des siècles et dominante outre-Atlantique, vise à confiner la Russie le plus loin possible au Nord-Est du continent. L’autre approche est de considérer que la Russie, malgré les crises et les aléas de l’Histoire, est aussi d’Europe. De l’issue de ce combat d’idées titanesque, à double sens (néo-conservateurs occidentaux et eurasistes russes se renforçant mutuellement) dépendra dans une large mesure la configuration géopolitique du continent pour les décennies à venir. Dans ce contexte, l’Allemagne et la France ont une responsabilité particulière. La première en raison de son poids économique et de sa relation particulière avec Moscou née de la deuxième Guerre Mondiale et de la réunification. La seconde parce qu’elle est le seul membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU perçu comme crédible à la fois par les Ukrainiens et par les Russes et qu’elle connait -de par son histoire- les dangers des convulsions post-impériales. Paris et Berlin doivent agir dans cinq directions. Tout d’abord, en œuvrant auprès des autres États-membres de l’UE afin de préserver l’unité sur le dossier ukrainien. Ensuite, en poursuivant un dialogue ferme et réaliste avec la Russie. Troisièmement, en faisant pression sur l’Ukraine, qui traîne les pieds pour appliquer le volet politique (en particulier les points relatifs à la décentralisation) des accords de Minsk-2. Quatrièmement, en maintenant hors-jeu ceux -nombreux au sein de l’OTAN et au Congrès américain- qui prônent des livraisons d’armes à l’Ukraine. Enfin – et c’est peut-être le plus important sur le long terme – en encourageant Varsovie et Moscou à surmonter plaies historiques et différends récents, la stabilité du continent étant impensable sans réconciliation russo-polonaise (esquissée en 2009-2010). Les obstacles ne manqueront pas, mais plusieurs facteurs laissent entrevoir une lueur d’optimisme. Le principal étant sans doute que ni la Russie, ni l’Union européenne n’ont intérêt à laisser l’Ukraine se transformer en “trou noir” à leurs frontières.